Le Matricule des anges n° 134
juin 2012

 

Chambre d’échos

 

Terre d’accueil de la littérature russe (de Varlam Chalamov à Vassili Grossman), le goût des éditions Interférences pour l’étrangeté les pousse aussi à visiter d’autres rivages. 

La modestie et l’endurance, comme feuille de route.

Voilà deux décennies que les éditions Interférences donnent de leurs nouvelles, à la vitesse du bateau à vapeur : deux fois l’an, exactement. Leurs couvertures illustrées sont reconnaissables entre cent : une gravure (prédilection pour Gustave Doré) ou un dessin en noir et blanc. À la tête de l’équipage, Alain et Sophie Benech, père & fille. L’un est ancien libraire, l’autre traductrice. « Nous formons un tandem complémentaire », dit celle à qui l’on doit les récits de Léonid Andreïev (José Corti), les OEuvres complètes d’Isaac Babel (Le Bruit du temps) ou les foisonnants romans de Iouri Bouïda (Gallimard). Car à côté du domaine anglo-saxon, Interférences cultive une passion pour les lettres russes. Textes brefs, inédits ou épuisés, au délicat parfum de samizdat. Sensible à la face cachée des choses, Sophie Benech s’émerveille « des liens secrets » qui unissent chacun des titres du catalogue dans lequel se faufilent des histoires de diablotins, de démons ou de « femme sans histoire » confrontée à l’arbitraire de l’État.

Sophie Benech, quelle a été votre première rencontre avec la culture russe ?

La lecture des Frères Karamazov et des Notes dans un souterrain à l’âge de 15-16 ans. Ce sont sans doute les livres qui ont profondément influencé ma perception du monde. Aujourd’hui encore, Dostoïevski est pour moi un des plus grands génies de la littérature, un visionnaire qui a traité de la plupart des problèmes rencontrés au cours du XXe siècle, qu’il s’agisse de la tentation des idéologies et des dictatures idéologiques – la légende du grand Inquisiteur est tout simplement un sommet inégalé –, ou encore des découvertes de la psychanalyse. Vous vous souvenez du monologue de l’homme du souterrain, sur la liberté, sur l’envie insurmontable de faire l’inverse de ce qui est raisonnable et avantageux, d’agir contre son propre intérêt juste comme ça, par caprice, pour « vouloir » de façon indépendante ? Bref, le plus grand roman que j’aie jamais lu était russe. Du coup, j’ai eu envie d’apprendre cette langue après avoir terminé mes études de Lettres classiques. Il s’est trouvé qu’à la même époque, j’ai eu l’occasion de partir travailler à Moscou comme standardiste à l’ambassade de France. C’était du temps de Brejnev, à la fin des années 70. J’avoue que si la Russie m’attirait, j’avais des préjugés défavorables envers le régime. Une fois sur place, j’ai appris le russe « oralement ». Étant une employée subalterne à l’ambassade, je ne voyais presque aucun Français et donc ne vivais pas vraiment dans le ghetto dans lequel les étrangers étaient parqués à l’époque, matériellement et psychologiquement, et encore moins lorsque j’y suis retournée deux ans plus tard pour enseigner à Leningrad. C’était un pays qui ne se livrait pas d’emblée. Il fallait dépasser les premières impressions rébarbatives et chercher derrière les apparences. Ce qui n’est pas pour me déplaire. Je me suis rendu compte que lire, parler, penser et sentir en russe me permettait d’épanouir une part de moi-même qui se sent bridée à l’intérieur de la culture française.

Dans quelles conditions a été fondée la maison d’édition ?

Elle a été créée sur un coup de tête, pour l’amour d’un livre, et sans véritable projet à long terme. À l’époque, mon père était libraire à Paris rue Linné (la librairie Interférences), quant à moi, je rédigeais pour Gallimard et pour Plon des notes de lecture sur des livres russes en quête d’un éditeur français. Gallimard, sans doute satisfait de mes notes, m’a proposé de traduire, de faire un

essai. Et j’ai pris un texte inédit de Chalamov qui venait de paraître en Russie, sur les livres et la lecture. Mais ce texte magnifique était trop court pour intéresser des éditeurs. Nous avons alors décidé de l’intituler Mes Bibliothèques, de l’éditer nous-mêmes à 1000 exemplaires, de le vendre dans la librairie, et de le diffuser autant que possible auprès d’autres libraires. Nous avons eu la chance de travailler tout de suite avec un remarquable imprimeur-éditeur, Edmond Thomas (éditions Plein chant) à qui nous devons beaucoup. Comme ce premier livre s’était si bien vendu qu’il a fallu le réimprimer, nous avons, sporadiquement, poursuivi l’aventure. Avec bien sûr une préférence pour les traductions du russe. Mais pas seulement. Au bout de cinq livres, la diffusion et la distribution nous demandant trop de temps, nous avons pris un distributeur. Lequel nous a imposé de publier au moins deux titres par an

En quoi Mes Bibliothèques de Chalamov, l’auteur des Récits de la Kolyma, pourrait-il faire office de manifeste ?

Je n’y avais jamais pensé sous cet angle. C’est juste. J’ai toujours considéré ce livre comme notre mascotte (c’est notre best-seller), mais il peut aussi faire office de manifeste : parce qu’il a été le premier, le point de départ, parce qu’il parle de l’amour de la lecture et des livres, de leur place dans la vie d’un homme (pour un éditeur, cela me paraît bien choisi), parce qu’il est écrit par l’un des plus grands écrivains russes du XXe siècle, parce qu’il montre comment la littérature et l’art en général nous aident à vivre même dans les épreuves les plus dures, parce qu’il y a déjà en lui des échos de nos livres futurs (entre autres Pilniak et Akhmatova, mais aussi Bierce). Et pour finir, parce que c’est en choisissant le dessin de couverture que nous avons eu l’idée de faire des couvertures en noir et blanc adaptées au contenu. Bref, en un sens, il donne le ton au catalogue tout entier…

Vous parlez d’échos… C’est frappant entre Mes bibliothèques et votre dernier récit, La Traductrice d’Efim Etkind. La littérature comme refuge au tumulte du monde… L’histoire de cette traductrice, Tatiana Gnéditch, qui survécut au joug stalinien grâce au Don Juan de Byron doit vous toucher personnellement…

Tout à fait ! Vous voyez comme les livres se répondent et se hèlent les uns les autres. Cela se fait malgré nous, ou plutôt, c’est sans doute inconscient, ce sont ces « coïncidences » que j’aime tant. Par exemple, je ne me suis souvenue du fait que Chalamov parlait du Conte de la lune non éteinte de Pilniak dans Mes Bibliothèques qu’après l’avoir choisi et traduit, des années plus tard… Oui, cette histoire de Tatiana Gnéditch me touche beaucoup, encore un petit texte qui méritait d’exister malgré sa brièveté. La Traductrice est un hommage aux traducteurs de façon générale (y compris ceux d’Interférences), mais aussi à tous ceux qui ont résisté dans l’ombre, entre autres grâce à l’art, et j’en ai connu un grand nombre, en Russie. La Traductrice parle aussi de l’aspect envoûtant du métier de traducteur : on vit des mois, parfois des années, avec quelqu’un, on entretient avec lui des relations très profondes (à sens unique, il est vrai, mais après tout, qui sait ? Puisqu’on en arrive à sentir sa présence...), et il vous transforme.

Le fantastique est omniprésent dans la littérature russe. Votre catalogue en atteste : Alexeï Rémizov, Ossip Senkovski, Alexandre Tchaïanov, voire Iouri Bouïda. Qu’est-ce qui a tant nourri cet imaginaire fantastique chez eux ?

Cette question est une colle pour moi… En fait, je ne pense pas que le fantastique soit davantage présent dans la littérature russe que dans les autres. Peut-être les Russes sont-ils, dans ce domaine,

plus proches des Allemands que des Anglo-Saxons ou des Français. Et encore. Le fantastique de Iouri Bouïda, dont les personnages se retrouvent à cheval sur plusieurs dimensions dans Épître à Madame ma Main Gauche, ne ressemble pas à celui de Rémizov dans Le Décafardiseur (une histoire de possédés), ni à celui de Tchaïanov (très hoffmannien) ou de Senkovski (une parodie satirique). Le fantastique affleure même dans un livre comme Le Conte de la lune non éteinte, de Pilniak, avec son atmosphère à la Fritz Lang. Cela dépend de chaque auteur.

Pourquoi cet intérêt croissant pour la veine onirique qui irrigue autant le domaine russe que le domaine anglosaxon ?

J’ai un faible pour ce genre. C’est personnel. Je trouve que la vie en soi est un peu fantastique, qu’elle a de multiples dimensions dont certaines obscures, inexpliquées, angoissantes, mais aussi grotesques et cocasses, qu’elle est surréaliste en fait, et les écrivains, les artistes qui sont sensibles à cela, qui savent en jouer et l’exprimer (et ce n’est pas si facile de rester subtil dans ce domaine) m’ont toujours attirée. C’est pour cette raison que nous avons publié L’Homme hanté, de Dickens, Le Vent, de Dorothy Scarborough (là, c’est le vent qui devient une entité terrifiante), La Vague de l’océan du mystérieux Ambrose Bierce, La Mémoire de la mer, un recueil qui contient une superbe histoire de fantôme écrite par Conan Doyle, ou encore Le Sorcier de Gettysburg, de Kate Chopin, dans lequel les fantômes, tout en étant des vivants, n’en sont pas moins troublants… C’est pour cela que parmi nos « Illustrés », il y a L’Inquiétante Étrangeté, de Freud, accompagnée des photomontages de l’artiste chilienne Paula Jiménez, La Vie songeuse de Leonora de la Cruz, un livre surréaliste d’A. Taborska… J’aime beaucoup une citation qui figure dans un petit pot-pourri de textes de Victor Hugo que nous avons publié :

« Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas. Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces (…). Vous tenez le livre, vous l’avez sous les yeux, tout à coup il semble que la page se déchire de haut en bas comme le voile du temple. Par ce trou, l’infini apparaît. »

Pourquoi publiez-vous si peu ? N’est-ce pas un manque d’ambition ?

C’est par manque de temps et d’argent. La maison d’édition rapporte tout juste de quoi réinvestir dans le livre suivant, et je dois travailler pour d’autres éditeurs pour vivre – enfin, c’est aussi par et avec plaisir, j’ai cette chance ! C’est aussi malheureusement la raison pour laquelle nous publions surtout des auteurs qui sont dans le domaine public.

Comment définiriez-vous finalement votre activité d’éditeur ? Éditeur de curiosités ?

Oui et non. Oui, car c’est vrai que j’aime les curiosités littéraires (comme mon père d’ailleurs), mais pas seulement. Nous ne voulons pas éditer pour deux cents personnes aux goûts un peu bizarres, même si ce sont les nôtres. Je me rends compte avec les années qu’au fond, nous avons deux principes : n’éditer que des livres que nous aimons. J’ai pu comparer notre catalogue à une petite musique de chambre parce qu’en le parcourant, on y trouve en quelque sorte une mélodie qui illustre nos goûts. Notre deuxième principe, c’est de partager, de toucher des lecteurs. C’est vraiment dans ce but que nous choisissons nos ouvrages, que nous les traduisons et les faisons traduire, que nous nous employons à rendre l’extérieur digne de l’intérieur.

Propos recueillis par Philippe Savary